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– Chroniques –

Un bal à Phnom Penh

1992. Le Cambodge. Je viens d’arriver à Phnom Penh dans un petit avion de 20 places. Je suis la seule occidentale (et la seule touriste). Les autres semblent être des professionnels en tous genres. L’ONU est venue sécuriser les élections. Le Vietnam voisin est envahi par les touristes depuis peu. Le Cambodge est investi par l’armée. Les prix ont flambé. Les mêmes qu’en Occident.  Les proportions des corps me fascinent. Les cambodgiens sont plutôt petits, mats, agiles et souriants. Les Casques bleus sont immenses, puissants, mâchoires carrées et regards glacés, comme s’ils appartenaient tous à la même race, les guerriers. A peine arrivée à l’hôtel, je suis du regard l’un d’entre eux, un géant. Il monte les escaliers avec une toute petite femme asiatique. Si petite, j’en frémis. C’est une prostituée sud vietnamienne, me dit l’ami diplomate qui m’a accueillie à l’aéroport. Le soir-même, il m’annonce : « Je t’amène au bal ». Un bal ? L’intrusion de ce mot, ici. Je ne comprends pas ce qu’il veut dire. Je pense qu’il s’agit d’un code ou d’une blague. Il conduit jusqu’à une zone sombre et déserte, en marge de la forêt, non loin des camps de la mort qu’il promet de m’emmener visiter dès demain. Visiter. Je frémis encore. De loin, on entend de la musique. Je reconnais la voix de Madonna. Je pense à toutes les bestioles cauchemardesques que je ne vois pas dans l’obscurité. Des lampions de couleurs installés d’arbre en arbre, la sono hurle et grésille. Quelque chose de désuet dans l’atmosphère, les lampions, le ciel étoilé, vu d’ici c’est une fête de village. Invités par des jeunes filles très souriantes et de grands hommes joueurs un peu alcoolisés, nous entrons dans la danse. Il me faut quelques minutes pour réaliser que le bal est exclusivement composé de soldats et de prostituées sud vietnamiennes. Nous sommes les seuls civils, je suis la seule femme non prostituée. Aucun d’entre nous n’est chez lui, ni les soldats, ni les prostituées, ni le diplomate. Je suis pour ainsi dire la seule à être là de mon plein gré, pour le plaisir si j’ose dire. Et pourtant je suis peut-être la plus vulnérable : je viens d’un monde protégé et ma chair n’a jamais été martyrisée. Je me répète qu’on ne risque rien, malgré l’alcool, le regard désaxé de certains soldats, le désenchantement des corps sud-vietnamiens en location.  Je m’accroche à la musique. Nous bougeons tous sur la voix de Madonna.  C’est notre point commun, notre parenté. Je ne risque rien.

PARUTION : ANTROPOLOGIA JUILLET 2012

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