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– Chroniques –

Borderline

Chaque fois que j’emprunte l’autoroute, je crains de perdre l’esprit.
À grande vitesse et à la moindre inattention, les lignes droites se briseront. La journée est chaude et humide et je n’ai pas la clim. Le vent s’engouffre par les fenêtres ouvertes, je suis giflée en continu par mes cheveux. De temps en temps, une mèche vient se réfugier dans ma bouche. A 130 km/h, une barrière métallique à gauche et une file de camions à droite, je m’engage dans une fiction : le code de la route. 

Le camionneur pourrait s’évanouir ou braquer volontairement à gauche dans un accès de rage. Un chauffeur hagard pourrait arriver à contresens. La plupart du temps, on ne l’imagine même pas. L’autoroute endort notre conscience quand la vitesse devrait l’aiguiser.
Je double le deuxième camion et la ligne commence à se déformer. Elle me laisse deviner son origine, sa gloire et son écrasement, elle meurt à sa définition et puis renaît, à mi-chemin de la vie matérielle et du monde invisible : allure, direction, perspective, règle, rayure, fissure, lignée, démarcation, frontière, horizon … je me laisse hanter par son spectre sémantique.
La langue des mages n’est pas morte sous les coups du signifiant. Une petite fissure ouvre des passages secrets. « Dans chaque mot brillent de nombreuses lumières » prétend le Zohar. De la ligne éraflée coule la sève. Quelques gouttes de sueur glissent le long de ma gorge sans apporter de soulagement.

Parce que la ligne trace et encercle, elle est une invitation à déborder. Elle est le trait au-delà duquel l’enfant ne doit pas colorier, l’espace que l’adulte ne doit pas transgresser. Pourtant, tout n’est que transition au point qu’on voudrait parfois en finir avec l’éternel mouvement, on voudrait demeurer entre les marges qu’on s’est fixées, ne plus quitter les règles qu’on s’est données, s’y calfeutrer, s’y cacher, ne pas vieillir, ne plus souffrir.
Certains états, pourtant, violent nos démarcations : être parent, devenir fou ou amant, être survivant. La mère, pour avoir été remplie puis vidée, reste à jamais trouée, et sa force monte désormais en elle par le lieu précis de sa blessure. Le fou en devenir occupe une frontière périlleuse, celle où la conscience jouxte le néant. Les amants entrent dans la jouissance et débordent d’eux-mêmes, égarant dans cet élan les limites de leurs corps. Le survivant contemple, fasciné, le seuil qu’il n’a pas franchi.

Certaines nuits, une insomnie éclaire la lisière entre deux mondes, ce lieu intermédiaire qui n’est ni la veille ni l’oubli, qui nous maintient en suspens au-dessus de l’abîme et nous rappelle notre mort prochaine. Dans la nuit blanche monte un orage inapte à produire une décharge électrique, un orage impossible à soulager. Aucun éclair ne viendra fendre le ciel. Ce purgatoire est un espace sans directions.

Parfois, il suffit d’un rien -une parole maladroite, un geste inopportun, un regard inattendu- pour que naisse la brèche qui deviendra déchirure. À grande vitesse et à la moindre inattention, les lignes droites se briseront.

Aire de repos à 2000 m. Elle propose une station d’essence, un restaurant, des toilettes, une aire de repos, le nécessaire pour satisfaire les besoins primaires : remplir son véhicule et son estomac, vider sa vessie ou ses intestins, relancer la circulation du sang dans les jambes, ouvrir ses poumons avant de reprendre la route jusqu’à l’horizon, cette ligne imaginaire, ce point culminant sans cesse reporté.

PARUTION : FAUX Q MARS 2005

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