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– Chroniques anthropologiques –

Le regard des autres

Il fait froid et humide. On peut donc rentrer les épaules sans avoir l’air de se cacher. On s’observe en toute discrétion. Une vingtaine de personnes attend devant le rideau de fer. Le tribunal n’est pas encore ouvert. Soudain, précédé d’un bruit de poulie rouillée, le rideau de fer se lève et la foule, baissant la tête pour ne pas se cogner, s’enfourne dans le tribunal comme dans un magasin pendant les soldes.

Je ne comprends pas cette précipitation. J’entre en dernier. A l’intérieur, une queue s’est formée. L’agent de sécurité me sourit et m’invite du regard à déposer mes objets personnels dans un plateau creux prévu à cet effet. Je lui souris en guise de bonjour et d’acquiescement. Ça ressemble à un exercice de politesse muette. C’est tout un art que d’économiser ses forces. Je pense aux lieux où le silence est de rigueur, comme les églises et les bibliothèques. On y respecte la méditation et la lecture. Ici, on respecte la sentence. En parallèle à la file des visiteurs, une autre est réservée aux professionnels.

De jeunes avocates parfumées de frais entrent en trombe dans des habits bien repassés, le sourcil froncé, leur robe noire en boule dans le creux du bras replié. Elles tiennent toutes leur robe d’avocate comme ça, avec désinvolture, comme s’il s’agissait d’un vieil accessoire de théâtre mille fois porté. L’autre bras porte un gros cartable en cuir, la gueule béante de dossiers. L’une d’entre elles déploie sa robe et l’enfile dans un mouvement ample comme un coup de vent. Je pense à Zorro. Sans peur et sans reproches. La peur et les reproches, c’est pour l’autre file.

A gauche, la salle d’audience où sont annoncées les affaires est encore fermée. Tout le long du mur, les chaises ont été prises d’assaut. Au-dessus de la file, un panneau : « Bureau d’aide aux victimes – réception les mardis, jeudis et vendredis de 9h à 16h30 ». Nous sommes lundi, donc, je peux m’asseoir. Deux gendarmes traversent le hall. Ils encadrent un jeune homme de type oriental qui porte des menottes. Arménien ? Turc ? Afghan ? Peut-être bien maghrébin ? Je le regarde avant de détourner les yeux, honteuse, mais de quoi ? De ne pas savoir identifier son origine ? De trouver la situation banale ? D’être de ceux qui ont colonisé l’Afrique du nord ? Qui font la guerre en Afghanistan ? D’avoir tous mes papiers en règle sans aucun mérite ? De ne pas être entravée de menottes ? D’avoir été épargnée par le destin ? Tout ce que je sais, c’est que je l’imagine en victime plutôt qu’en coupable. Je ne sais pas pourquoi. Ils disparaissent.

Venus des quatre coins du hall, des mots me parviennent à voix basse, comme portés par des courants d’air : ex-mari, liquidation judiciaire, escroquerie, permis de séjour, …  Comme dans ces jeux pour enfants qui ont pour but de tester la logique, je cherche à quels visages peuvent bien appartenir ces mots. Permis de séjour : l’oriental ? Ex-mari : cette femme aux yeux cernés ? Liquidation judiciaire : cet homme mal rasé en veston ?

Je laisse un moment mes yeux s’égarer dans le vide pour me reposer de mes préjugés.  L’homme assis à ma gauche me demande très gentiment : « Vous avez pris un ticket ? Je vois que vous n’en avez pas. Il faut les prendre en face. » Je comprends alors la raison probable de la précipitation à l’ouverture. « Pas la peine.  Je vais entrer en salle d’audience ». Il me regarde, l’air confus. La salle d’audience, c’est là où on juge. Il reprend, après s’être raclé la gorge : « Oh, moi je viens juste chercher des petits renseignements ». Il continue. « Vous voyez, on va m’appeler de là-haut ». Et il me montre à nouveau son ticket. Il garde les yeux levés pour ne pas rater son tour. « Je pense qu’ils vont appeler mon numéro. Le 4 ». Je demande : « Ils vont crier 4 dans le tribunal ? ». « Oui, enfin je pense, c’est la première fois que je viens, jamais eu d’ennui avec quiconque, je touche du bois ». Regard périphérique. Faute de bois, il se touche le crâne. Et puis, soudain, le 4 ! Il bondit malgré lui. Ses petits renseignements l’attendent. Plus tôt que prévu. Il se lève et me salue avec un de ces sourires forcés destinés aux photos souvenir. On n’a pas vraiment envie de sourire mais on ne veut pas imprimer le souvenir de son inquiétude. Alors on sourit, pour la postérité. Sauver les apparences.

PARUTION : ANTROPOLOGIA MARS 2012

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