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– Extraits-

Les mots, le silence et les dieux

Introduction

« De nos jours, tout le monde écrit ! ». Cette parole abrupte, que l’on entend souvent, porte comme un écho, une connotation, un fardeau tacite, une critique muette : trop, on écrit trop. Cet adverbe est annoncé par le sujet : tout le monde porte la marque de l’excès. Tout le monde, c’est trop. Tout le monde, ça n’a plus de sens, plus de valeur. Il est vrai que des millions de mots se déversent sur nous chaque jour, dans le cyberespace comme dans les librairies.

Que cache cette profusion de mots, ce déchaînement de phrases ? Tant de bruit ressemble à une diversion. Et si cette apparente logorrhée cachait en réalité une quête, ou une intuition, celle d’un mystère à percer, d’une force à capturer pour résister ? Pour résister à quoi ?

Pour moi, tout a commencé avec la colère. La rumeur chuchote que rien de bon ne sort de la colère. Alors j’ai attendu, je l’ai observée. Difficile d’identifier son origine, un peu comme aux temps où on ignorait le lieu de naissance des grands fleuves, Nil ou Amazone, ramifiés et protéiformes, constant vers l’océan, abreuvant sur leur chemin les terres arides.

L’énigme de cette origine méritait une exploration. Grâce à une longue pérégrination, j’ai identifié la source de ma colère : elle venait d’une grande soif, d’une désespération, d’une non-conformité à l’aridité. J’ai vu le monde réduit à une zone vide destinée à la seule consommation qui me laissait exsangue face au sens de la vie. Ma colère était une révolte contre ce qui cherchait à me priver de ma force, à affaiblir mon âme : la profanation du monde, la dégradation du sens de la vie, la Grande Sécheresse. Ma colère était un rempart contre le vide.

Ainsi, j’ai commencé à lutter sans m’en apercevoir, en secret, contre cette corruption lente, avec humilité et sobriété, comme un naufragé utilisant les maigres outils à sa disposition pour survivre. Dans le cas du naufragé, un peu de bois pour faire un feu, un abri ou une arme. Dans mon cas, un stylo, un clavier, presque rien. Des instruments très banals dont on pourrait faire d’autres usages mais qui soudain se convertissent en talismans, c’est-à-dire qu’ils dépassent leur condition d’objet, qu’ils deviennent, en quelque sorte, sacrés. Dans La nostalgie des origines, Mircea Eliade évoque la capacité de l’esprit humain à saisir la différence entre ce qui se révèle comme « réel, puissant, riche et significatif » (le sacré, autrement appelé le numineux), et ce qui est ne l’est pas, c’est-à-dire « le flux chaotique et dangereux des choses, leurs apparitions et disparitions fortuites et vides de sens » (le profane) . Nous sommes piégés dans un monde dont a disparu le sacré, c’est-à-dire un réel puissant, riche et significatif.

Comment ce geste minimaliste, écrire, peut-il toucher au sacré, c’est-à-dire nous relier à plus grand que nous, nous réenchanter ? Comment les mots se convertissent-ils en instruments de survie, puis d’extase ?

Mais au fait, d’où vient la Grande Sécheresse qui nous détruit peu à peu ? Et comment vient-elle à bout de nos forces ? »