Sélectionner une page

– Extraits-

NOUS N’IRONS PAS A HOLLYWOOD

New Orleans

« Vu du ciel, le delta du Mississipi se noie en boue rose dans le Golfe bleu du Mexique. Le fleuve déverse chaque jour deux millions de tonnes de sédiments dans l’eau salée. Il existe un rapport de force entre le fleuve et la mer. Les sédiments s’accumulent et gagnent sur la mer qui brasse les matières organiques. Si le fleuve est dominant, il devient delta. Si la mer est dominante, l’embouchure est estuaire. Le delta est un triangle imparfait qui se déploie comme la patte griffée d’un oiseau. Latitude Nord, longitude Ouest, la Nouvelle-Orléans est l’ultime rencontre du Mississipi avec les hommes. Après avoir lancé sans la plier la carte des Etats-Unis sur le siège arrière, Nicolas Flamel ouvre un plan de la Nouvelle-Orléans, l’étale sur le siège avant, ferme les yeux et y pose un doigt au hasard. Bayou St John. C’est là qu’il logera. Située à deux ou trois mètres au-dessous du niveau de la mer, la Nouvelle-Orléans est construite sur des marécages, le long de l’estuaire du Mississipi. Le sol est si humide qu’elle ne peut même pas inhumer ses morts. Les cimetières sont des villes à étages bâties selon les règles d’un urbanisme macabre. Quarante-cinq cimetières engorgés et seulement un million d’habitants. Plus de morts que de vivants. Selon les lois de la raison, cette ville ne devrait pas exister. Lorsque Flamel a pointé son doigt aveugle sur la Nouvelle-Orléans, il a songé à rejouer son avenir mais il a décidé de suivre sa propre loi à la lettre : n’aller que là où le hasard le mène. C’est ainsi qu’il espère trouver sa place dans le monde ».

Congo Square

« Louise marche jusqu’à Congo Square qu’elle a souvent fait visiter à ses touristes. C’est là que les esclaves chantaient et dansaient à la nuit tombée. Au fond du square, un groupe de gens hétéroclites sont reliés en un cercle parfait. Un vieux blanc indianisé tient un émetteur radio d’où sort la voix chevrotante mais sage de Singing Buffalo disant une prière pour la fête du Bison Blanc. Aussitôt la voix remerciée, le groupe entame un Amazing grace. Voix fluette d’une nonne égarée, celle cassée des junkies, celle désemparée des percés et celle, grave et profonde, de Coco Robichaux, simplement nostalgique de ses origines indiennes.
– Salut Coco ! Comment va la vie ? claironne Louise.
Coco sourit sans démordre de ses grâces et entonne d’un cœur plus ardent le vers suivant.
Louise plante ses poings dans ses poches et prend, un ton trop haut, le chant en cours d’exécution.
Le vieux blanc vêtu de franges sort une pipe sacrée de son sac et l’allume, tire une bouffée et la fait tourner autour du cercle. Chacun y met les lèvres, l’agrémente d’un peu ou de beaucoup de salive, franche mise en bouche ou rituel pincé jusqu’à Louise qui pourrait l’avaler tant elle a besoin d’une bénédiction.
Le cercle achevé, les participants se tournent les uns vers les autres pour s’embrasser. Ils se serrent un peu plus fort à cette occasion qu’en toute autre. La nonne ne craint ni les percés ni les tatoués qui désirent en cet instant la bienveillance de l’ancienne épouse du Christ rédempteur, celui-là même qu’ils ont fui en quittant leur Middle ouest natal. Ils ont unanimement élu la fameuse ville refuge, la languide New-Orleans où on célèbre indifféremment bonne chère, prostitution, alcool, paresse, corruption et jazz. La fameuse ville où tout est permis sauf de ne croire en rien. On ne peut ignorer l’affection d’un lwa, d’un fantôme, d’un vampire, d’une nonne syncrétique, d’un prêtre hérétique, d’une strip-teaseuse, d’un alligator, d’un dealer, d’une arme blanche ou d’une bouteille de scotch sur ces terres du contact perpétuel avec l’eau, la sueur et la bonne aventure. C’est le grand four qui donne leur forme définitive aux élus comme aux damnés ». 

Le diamant

 » C’est ainsi que du cœur des enfers a jailli le diamant. Subtilement agrippé à un anneau, délicatement placé dans son écrin, il ne laisse rien savoir de l’aventure de sa naissance. Hypnotisée par la miraculeuse transparence, Scarlett dit oui à la muette demande en mariage de Jean Laffitte. Il ne s’attendait pas à une réponse aussi immédiate. A son tour immergé dans la pureté, il renonce à ses obscures pensées. Devant les miracles de l’univers, leurs têtes demeurent en suspension. Aucun doute n’a été émis. Aucune question. La pierre a tout absorbé. C’est la tête de Scarlett qui bouge la première.
– Chéri, tu ne m’as rien demandé.
– Comment ça ? Oh ! Pardon ma puce.
Il se met à genoux. Scarlett rosit de tout son corps cuivré.
– Veux-tu être ma femme ?
Poids et grâce de la pierre précieuse, Scarlett ne résiste pas à la beauté. Jean Laffitte vient de lui faire éprouver le vertige du diamant.
– Oui.
Ce jour-là le règne minéral porte secours à l’amour défaillant de Jean Laffitte et Scarlett O’hara. « 

La carte de crédit

« C’est exactement ce qui lui manquait, un vrai porte-bonheur, quelque chose de gratuit.
Il faut dire que Scarlett a une passion pour sa carte de crédit. Elle l’utilise à chaque fois qu’elle se sent seule ou anxieuse. Elle achète des produits de beauté, des vêtements et des accessoires de marque, autant d’objets sacrés pour atteindre la complétude. Mais elle ne trouve jamais la paix. Le moment où elle sort la carte pour acquérir l’objet miracle est le seul qu’elle savoure vraiment. Celui où elle met l’objet miracle dans le sac plastique est délicieux, mais c’est déjà la fin de l’idylle. Scarlett se dégoûte alors. La carte de crédit est l’incarnation de sa dépendance. Plusieurs fois, après avoir fait des achats, elle s’est rendue au bord du Mississipi avec l’idée d’y jeter la carte. Elle la regarde alors longuement pour dire adieu à son vice mais au moment où elle lève son bras pour prendre de l’élan, la carte est si légère que Scarlett se met à rire. On ne peut pas vivre sans carte de crédit. Il faut bien manger, se vêtir, payer l’essence. Non, c’est une folie. Elle rentre alors chez elle et enfile le nouveau vêtement. La complétude a disparu. Scarlett n’est plus qu’une personne qui porte un vêtement. Elle n’est plus cet être lié au reste du monde et protégé de lui par le code parfait. Elle a perdu la grâce de l’union. On se couvre de marques pour ne plus être seul avec soi-même ».

Humidités

« Notre corps a besoin de transpirer pour réguler sa température. A l’échelle de la Terre, c’est l’équivalent des précipitations. En transpirant, le corps se rafraîchit. Or, lorsque l’air est très humide, il ne peut absorber l’eau dont le corps désire se débarrasser. L’être humain se trouve donc dans l’impossibilité d’évacuer son surplus d’eau et il souffre. Aujourd’hui, la température extérieure est de 40°. Prisonnière de son eau, Scarlett devance lentement Flamel vers la voiture. Dans sa transe, elle regarde l’ombre masculine rejoindre la sienne à mesure qu’elle ralentit. Flamel s’efforce de ne pas baisser les yeux sur les fesses glorieuses qu’il a vues dénudées au clair de lune. Scarlett balance ses hanches dans un rythme de plus en plus lent et régulier comme si elle les berçait pour calmer leur fièvre. Mais c’est son sexe qu’elle berce, pour que piégé dans cet invariable mouvement, il songe enfin à s’endormir. Flamel lève les yeux pour ne plus voir la cruelle danse du corps de Scarlett. Fascinée par l’union de leurs ombres et prise d’une nouvelle crampe au périnée, Scarlett s’arrête net et l’ombre de Flamel plonge dans la sienne. Anesthésié par la chaleur, il réagit trop tard et les corps ne sont plus séparés que d’un demi centimètre. C’est là qu’ils devraient prononcer un mot d’excuse ou d’amusement, n’importe quoi, mais le silence scelle le désir contenu dans cet espace. Flamel n’avance pas davantage mais il ne bouge pas non plus. Scarlett respire profondément et son corps se remplissant d’air vient effleurer celui de l’homme qui se sable de frissons et comme pour apaiser les ombres, il plaque sa grande main sur le ventre de Scarlett qu’il couvre tout entier du nombril au pubis. Scarlett se presse un peu plus contre lui. L’ombre frémit à nouveau et ses genoux ploient sous le désir. Pour freiner sa chute, Flamel l’enlace de son autre bras. Sa main s’est crispée sur le ventre et son auriculaire comme involontairement appuyé sur le renflement de son pubis sent sous le tissu trop léger de la robe en soie jaune les boucles fines de ses poils. L’extrémité de son doigt glisse sur la naissance de sa fente. Le clitoris se tend comme une corde et par réflexe, Flamel appuie dessus. Scarlett s’évanouit à peine. Le nez de Flamel est plongé dans la masse humide de ses cheveux. Ses lèvres touchent sa nuque longue, gracile et humide. Par cette chaleur, les contacts humains sont douloureux. Les passants ont tant de mal à faire bouger leurs propres corps qu’ils évitent les corps enlacés, doublement exposés à la fournaise. La matière en fusion devient volcan. Le volcan explose en diverses suées. Le sang en flux tendu au creux du ventre. Un bruit de klaxon arrache les amants à leur oubli et sans même se regarder ils rejoignent la voiture. Flamel est fécondé par sa jouissance ravalée. La semence se répand dans chaque veine, chaque artère, elle atteint même le creux des os et la pointe des cheveux, porteuse d’un milliard de messages venus des confins de l’univers à la vitesse de la lumière. Ni passé, ni présent, ni avenir. Dans l’espace, le temps n’existe pas. L’univers est courbe dans le coeur de l’amant. Sa densité dépasse les calculs du cerveau, le temps d’une vie, l’échelle de l’homme. A cet instant, l’homme n’est plus soumis à la gravité. Pour vaincre le désir et l’apesanteur, Scarlett tourne la clé de contact. Alors qu’elle fait marche arrière, les cuisses se contractent et le bassin se tord. Son clitoris à peine effleuré, elle jouit. La tête et les mains s’abandonnent sur le volant et Scarlett glisse, à peine gémissante, vers la paix retrouvée. Son corps est enfin affranchi de celui de Flamel. Les pneus crissent et la voiture de course vole sur le chemin de la maison. Scarlett conduit avec la souplesse d’une mécanique bien huilée. L’univers est déjà en expansion. C’est une des nombreuses lois auxquelles on ne peut échapper ».